Quand la recherche part en couilles (de singe) 5


partagez-moiShare on FacebookTweet about this on TwitterShare on Google+Share on Reddit

 

HEADBANGING SCIENCE N°40

Irving Berlin, Monkey-Doodle-Doo

Oh, ça va, hein, après 6 mois de silence, on peut bien se permettre un titre un peu poétique. Pour une reprise en douceur, une vieillerie jazzy qui nous invite à faire le « Monkey-Doodle-Doo ». Il s’agit d’une chanson d’Irving Berlin, composée en 1925, qui apparaît dans la bande originale du film Noix de coco (The Cocoanuts), comédie américaine mettant en scène les Marx Brothers sortie en 1929.

C’est ici la fin de la chanson qui nous intéresse :

Let me take you by the hand / Over to the jungle band

If you’re too old for dancing / Get yourself a monkey gland

Soit : « Si tu es trop vieux pour danser / Cherche-toi une glande de singe »

D’accord. On comprend vaguement l’allusion : les singes, c’est bien connu, passent leur temps à faire les guignols, ils savent s’amuser, eux… (Quoiqu’en matière de danse, ils sont un peu limités en réalité). Et ils auraient ça, non pas dans le sang, mais dans les glandes — comprendre les testicules.

Simple anecdote, d’un temps où l’on n’avait pas encore bien saisi la nature de la gonade mâle et où l’endocrinologie, l’étude des hormones n’en étaient encore qu’à ses balbutiements ?

C’est plus que cela. Voyez plutôt cet étonnant titre de Brubach et Crayssac, de la même époque (1925), illustré par l’artiste Français Georges Desains.

voronoff

Va te faire greffer ! balance une guenon égrillarde et alerte à un vieux mâle bougon et décrépit. Va te faire greffer quoi ? Des glandes pardi.

Ou pour être plus précis : des testicules. De singe bien sûr.

Aujourd’hui bien énigmatiques, les morceaux de Berlin et de Brubach et Crayssac étaient bien plus parlants pour le public des années folles. Ils font en fait référence à une assez délirante mode venue de France qui s’empara des bourses fortunées : se faire greffer des bouts de couilles de singe.

Le grand ordonnateur de ces testiculations simiesques s’appelait Serge Voronoff. Voronoff (1866 –1951) était un chirurgien français d’origine russe qui, après avoir étudié à l’Ecole de Médecine de Paris était devenu chirurgien de la Cour et conseiller du Khédive, au Caire (où il acquit une fort belle position sociale et put se documenter sur la castration des eunuques, chez qui il observait des signes de vieillissement précoce), avant de devenir l’élève du prix Nobel Alexis Carrel, pionnier de la micro-chirurgie vasculaire, au cœur des techniques de greffe.

Voronoff fut un temps la véritable rock star de l’implant de testicules de singes. La promesse était simple : redonner de la vigueur, tant physique, que sexuelle et intellectuelle à ces messieurs qui, l’âge venant, tendaient à s’amollir plus qu’ils ne l’auraient souhaité, et surtout, les faire vivre plus longtemps. L’opération était coûteuse (environ 10000 € actuels), mais indolore, du moins pour le receveur : une simple anesthésie locale (« 3 ou 4 seringuées de novocaïne à 1 % »), et l’heureux homme augmenté d’un peu de singe repartait chez lui le jour même (soulever des haltères, rédiger un mémoire pour la Société des Nations et honorer bobonne, avant de reprendre deux fois du ragoût) — l’histoire ne dit pas ce qu’il advenait des singes (chimpanzés et babouins, mais aussi macaques, magots, ou gibbons) que Voronoff élevait dans sa propre ferme à singes, dans le château de Grimaldi, à la frontière franco-italienne. Voronoff ne greffait pas les testicules entiers mais prélevait de fines lamelles qu’il incorporait dans les testicules des clients.

La méthode de rajeunissement Voronoff lui assura notoriété, luxe et petites pépés. On estime qu’au début des années 1930, plus de 500 hommes se baladaient ainsi avec des balloches trafiquées grâce à ces services. Ceci rien qu’en France, car Voronoff avait formé d’autres praticiens, ouvert des établissements à l’étranger, et plusieurs pays européens, ainsi que l’Amérique et l’Inde se mirent à la pratique des xénogreffes. Au total, plusieurs milliers d’homme de par le monde se prêtèrent à l’expérience (et puisqu’on en était à rigoler entre primates, il y eut aussi des greffes d’ovaires de guenons sur des femmes et vice-versa).

Voronoff fut si célèbre que les glandes étaient sur toutes les lèvres (quoi ?) de la bonne société, au centre des railleries de la presse et des chansonniers, et à la source de l’inspiration des publicitaires et des écrivains (le professeur de The Adventure of the Creeping Man de Conan Doyle s’injecte passionnément des glandes de singe).

Mais cela marchait-il ?

Selon les résultats publiés par l’écouilleur en chef, oui, et sacrément bien.  En 1926, Voronoff rapporte que sur 41 opérés de nationalités diverses, 17 avaient repris une activité sexuelle régulière, 6 pouvaient de nouveau songer à la bagatelle, tandis que 14 n’avait pas encore noté de changement sur leur libido (silence sur les 4 autres). On suppose aujourd’hui que la méthode Voronoff donnait des résultats parce qu’elle avait un effet placebo. On ne comprend en revanche pas très bien pourquoi il semble ne jamais y avoir eu de rejet (ni même de problème quelconque, à l’exception d’une fièvre banale chez un patient). Il est également probable que ses données aient été légèrement bidonnées. Il présentait ainsi des photos « avant / après » de ses patients qu’on pouvait interpréter un peu n’importe comment — comme celle-ci de son propre frère aîné, opéré par lui en 1927 et arborant subséquemment le teint frais, le regard vif et le sourire assuré de celui qui sait les poser sur la table quand il le faut :

vor

Malgré les lazzis du bon peuple et la déconsidération brutale parmi ses pairs (sans « e ») dont fut victime Voronoff une fois la mode testiculaire passée, il serait aujourd’hui erroné de réduire son œuvre à celle d’un simple savant fou du bistouri.

Il faut d’abord souligner qu’il s’inscrit dans une lignée de véritables pionniers de la chirurgie des greffes et de l’endocrinologie. Le physiologiste Charles-Edouard Brown-Séquard (1817-1894), successeur de Claude Bernard à la chaire de médecine expérimentale du Collège de France, avait initié le mouvement en ingérant de l’extrait de testicule de singe (notant un renouvellement de ses prouesses sexuelles), puis en concoctant un brouet couille de hamster et de chien, semence et sang, destiné à prolonger la vie, rebooster la sexualité, aiguiser la cognition et — ça ne peut pas faire de mal — « améliorer significativement le flux urinaire et la puissance de la défécation ». À sa suite, le Grec Skevos Zervos (1875 – 1966), délaissant la popote pour le chriurgical, avait transplantés les gonades de jeunes chiens et lapins dans de vieux chiens et lapins, suivant le principe de bons sens qu’il valait mieux directement transplanter l’usine à substance chimique afin de bénéficier en continu de sa production en interne plutôt que de s’injecter des substances externes au pouvoir éphémère. C’est ce même Zervos qui le premier, en 1910, appliqua la recette sur le singe et l’homme. L’Américain G. Frank Lydston (1858 – 1923) passa ensuite à l’étape suivante : greffer des testicules humains sur un humain. Les donneurs étaient deux adolescents accidentellement décédés et le receveur nul autre que lui-même, ce qui, reconnaissons-le, suppose tout de même d’en avoir une belle paire, même si on ne sait plus très bien à qui elle appartient… Dans la foulée, le Dr Leo Stanley (1886 – 1976), chirurgien en chef de la riante Prison d’État de San Quentin, en Californie, manipula en nombre des gonades de détenus, de boucs et de cervidés. En 1922 : 1000 patients avaient bénéficié de ses services et, prétendait Stanley, obtenu des effets bénéfiques en matière d’épilepsie, d’asthme et d’acné.

On observera ensuite que les objectifs scientifiques de Voronoff allaient bien au-delà du prosaïque et rémunérateur « bander-mieux ». Il refusait de considérer sa pratique comme un aphrodisiaque et soulignait au contraire que l’impuissance était loin d’être toujours vaincue. Les effets bénéfiques escomptés allaient de l’amélioration de la mémoire à la capacité de travailler plus longtemps, en passant par la disparition du besoin de porter des lunettes (car après tout, il est bien connu que les singes n’en portent pas). Il espérait aussi, en expérimentant chez le chien la greffe de pancréas, trouver une possibilité de traitement du diabète pour l’homme. Il souhaitait créer des hôpitaux spécialisés pour récupérer les organes de personnes mortellement accidentées et imaginait que la chirurgie par greffe pourrait bénéficier aux schizophrènes. Il s’intéressa également au cancer, espérant trouver un vaccin anticancéreux. En un mot : ce chirurgien exceptionnel était aussi un médecin empreint d’un certain idéal humaniste.

Un autre trait intéressant des expériences de Voronoff est le statut qu’elles conféraient ipso facto à nos frères d’évolution, les grands singes, particulièrement aux chimpanzés. Alors que Voronoff s’apprêtait à pratiquer sa première greffe de testicule de singe, en 1920, et qu’il fallait bien arriver à faire passer la pilule aux clients, son collaborateur Louis Dartigues écrivait :

Nous admettons sans amertume la parenté biologique, sur certains anthropoïdes comme, par exemple, le chimpanzé qui est un primate dont la qualité sanguine au point de vue globulaire et humoral se rapproche beaucoup de la nôtre : c’est l’idée qu’a eue Voronoff en 1917 et qu’il a commencé à appliquer en 1920. Je pourrai donc dire, qu’à ce point de vue de la greffe testiculaire, on peut accorder au chimpanzé et à quelques autres singes, tel le cynocéphale, leur droit de naturalisation humaine.

L’aveu de cette proximité simienne a de quoi surprendre quand on sait qu’à la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, le célèbre procès Scopes battait son plein, et qu’elle est encore rejetée par une frange de la population de nos jours. Peu de temps auparavant, l’on tendait encore à se servir du singe comme d’un repoussoir à partir duquel il était commode de hiérarchiser les races. Ironie du sort, la clientèle de Voronoff étant blanche, il fallait prétendre que celle-ci était plus proche du singe que ne l’était la race noire, ce qui était un complet renversement du discours racialiste qui avait prévalu jusqu’alors !

La dernière empreinte que Voronoff laisse dans l’histoire des sciences est plus sombre. En 1999, une lettre publiée dans la prestigieuse revue Nature posait la question qui fâche : « Did Parisians catch HIV from monkey glands? » En clair, est-ce que les greffes testiculaires de Voronoff étaient à l’origine de l’épidémie du SIDA ? La réponse apportée jusqu’ici par les spécialistes est généralement négative. Mais, bien que l’hypothèse soit peu probable, ils n’excluent pas que le virus ait pu passer du singe à l’homme aux environs de 1930. Parce que les singes de Voronoff provenaient d’Afrique de l’Ouest (foyer de la version simienne du virus). Parce qu’il y avait un contact entre le sang simien et le sang humain au moment de la greffe. Parce que ces greffes ont eu lieu à l’échelon mondial. Et enfin parce que certains sujets, reprenant une activité sexuelle, ont pu contaminer leur entourage…

Lorsque le docteur Serge Voronoff s’éteint, en 1951, à l’âge de 85 ans, isolé et déconsidéré, il reste convaincu du bien-fondé de sa recherche « couillue ». Comment juger le legs scientifique d’un tel personnage ? Dans un article daté de 1996, F. Augier et al. concluent :

L’œuvre de Voronoff, à la lumière actuelle de la transmission sanguine du VIH, des rejets des greffes hétérologues, du rôle des cellules de Leydig et de la testostérone, est en tout point une erreur médicale, que les connaissances fondamentales en endocrinologie, encore incertaines à l’époque, excusent, mais même les erreurs font partie du cheminement médical tout en nous mettant en garde contre le charlatanisme et l’expérimentation « sauvage » dont ce siècle conserve la trace et la mémoire.

On ajoutera qu’il serait bon que tous ceux qui rêvent de transcender leur finitude par la technique prennent le temps de méditer cette histoire. Car contrairement à ce qu’ont chanté les Sex Pistols, les couilles importent, fussent-elles de singe.

Sources

  1. Augier, E. Salf et J.B. Nottet, Le Docteur Samuel Serge Voronoff (1866-1951) ou « la quête de l’éternelle jeunesse », Histoire des sciences médicales, Tome XXX, N°2, 1996
  2. Jean-Louis Fischer, « Serge Voronoff : l’Ambiance parisienne biomédicale entre xénogreffes, querelle de l’interstitiel et néo-malthusianisme », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences de la Vie, Volume 17 2010 Numéro 1
partagez-moiShare on FacebookTweet about this on TwitterShare on Google+Share on Reddit

Répondre à Ludmilla Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

5 commentaires sur “Quand la recherche part en couilles (de singe)