Des outils bien plus vieux que l’Homme 3


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Les plus anciennes pierres taillées ont 3,3 millions d’années. Elles précédent donc l’apparition du genre Homo d’au moins 500 000 ans — que la découverte en 2013 de la mandibule de Ledi-Geraru, dans l’Afar éthiopien a repoussé à 2,8 Ma. Elles sont également 700 000 ans plus anciennes que les galets aménagés rapportés à l’industrie oldowayenne découverts à Gona, en Éthiopie, par Hélène Roche et le géologue Jean-Jacques Thiercelin en 1976. Le gap est énorme, la découverte majeure : elle pose la question de l’identité de l’artisan ayant produit ces premiers outils — et, accessoirement, créé un épineux souci de positionnement marketing à l’enseigne Mr Bricolage.

Ces artefacts ont été découverts par Sonia Harmand (Stony Brook University / CNRS, maison Archéologie Éthnologie de Nanterre) dans l’est du Kenya, sur les rives du lac Turkana dans le cadre du West Turkana Archaeological Project (WTAP) , sur le site de Lomeki 3, petite colline dans laquelle l’entaille d’un ravineau a mis au jour une couche de sédiments de Pliocène. Le gisement a été découvert fortuitement en juillet 2011 alors que l’équipe de chercheurs, en route pour un site fossilifère connu, avait pris une mauvaise direction…

Outil mis au jour lors de la fouille © MPK-WTAP)

Décrits dans la revue Nature du 21 mai 2015, les outils de Lomekwi consistent en un assemblage de 149 pièces retrouvées en 2011 et 2012, soit en surface soit in situ (c’est-à-dire pris dans les sédiments, ce qui simplifie leur datation de leur datation et l’attestation de leur ancienneté ). Au sein de cet assemblage, 83 nucleus de taille respectable (16,7 x 14,7 x 10,9 cm en moyenne, pour un poids de 3,1 kg : de l’outil, du vrai), principalement de basalte et de phonolite, 35 éclats (intacts et brisés, de 1,9 à 20,5 cm de long), 7 éléments pouvant avoir servi d’enclume au tailleur, 7 percuteurs (intacts, brisés, ou suspectés comme tels), 5 galets aménagés et enfin 12 bouts de cailloux indéterminés. L’analyse de ce matériel ainsi que les expérimentations menées à partir de la matière disponible à proximité immédiate indiquent sans ambiguïté que ces pièces lithiques ne résultent pas d’un processus naturel ou accidentel (comme les éclats retrouvés sur les sites de cassage de noix des chimpanzés), mais que nous sommes bien en présence d’un véritable atelier primitif de tailleur de pierre, accidents de taille inclus.

Des techniques de taille rudimentaires

Comment ont été obtenus ces outils ? Ainsi que me l’a précisé Sonia Harmand par mail, deux techniques de taille prédominantes, peu élaborées, ont été reconnues à Lomekwi 3 :

La percussion bipolaire sur enclume et la technique sur percuteur dormant. Dans la technique bipolaire sur enclume, le bloc à tailler, immobilisé manuellement, repose sur une enclume en pierre. Il est percuté en un point opposé au contact avec l’enclume par un percuteur de pierre qui lui est mobile, en effectuant un mouvement linéaire vertical. Dans la technique sur percuteur dormant, le bloc à tailler est frappé sur une enclume au sol ou tout au moins immobile.

Ces techniques ont donc été employées voici 3,3 Ma. Le bond en arrière est spectaculaire par rapport à l’Oldowayen, la plus ancienne culture lithique connue jusqu’ici, datée de 2,6 millions d’années « seulement ». À l’Oldowayen, complète Sonia Harmand, « la technique classique utilisée est la percussion directe au percuteur de pierre. Le percuteur frappe directement le bloc duquel on veut détacher un éclat. » Pour cette nouvelle industrie, plus ancienne et donc techniquement plus rudimentaire que l’Oldowayen, les chercheurs proposent une appellation spécifique, le Lomekwien.

Où tout s’écroule pour Mr Bricolage

Alors que l’Oldowayen avait été (hâtivement) attribuée à Homo habilis, parce qu’il allait alors de soi que « l’homme, c’est l’outil », il n’est plus ici question d’attribuer cette innovation au genre Homo, puisque celui-ci n’existait pas. Les outils de Lomekwi, dont l’utilisation exacte reste à éclaircir, pourraient avoir été fabriqués par des australopithèques. Un candidat possible est ce bon vieil Australopithecus afarensis (Lucy). En 2010, des traces présentes sur deux os d’ongulés de 3,4 millions d’années étaient interprétées comme des marques de découpe laissées par Au. afarensis. Si tous les scientifiques ne favorisent pas cette interprétation (dont Hélène Roche, qui indique que le contexte archéologique de la trouvaille n’est pas clair), le rapprochement suggère qu’Au. afarensis aurait utilisé des outils et éclaire l’usage possible des pièces de Lomekwi 3 : une activité de boucherie (mais aucun os animal ne conforte pour l’instant cette hypothèse). Outre Au. afarensis, Au. bahrelghazali et Au. africanus sont aussi sur les rang. « Plus discutée », selon Sonia Harmand, est l’hypothèse Kenyanthropus platyops. Et pour cause, cette espèce datant de 3,5 à 3,2 millions d’années, découverte en 1999 par Meave Leakey sur la rive ouest du Lac Turkana, est géographiquement proche et contemporaine de l’outillage de Lomekwi. Mais on sait malheureusement très peu de choses d’elle, en raison de la rareté et du mauvais été de préservation des fossiles. S’il reste difficile de savoir lequel de ces hominines a pu fabriquer les outils de Lomekwi 3, nul doute que les paléoanthropologues sauront interpréter la découverte à l’aune de leur scénario d’émergence de l’homme favori…

« A découvertes extraordinaires, preuves extraordinaires »

Un mot pour finir du contexte dans lequel la communication de cette découverte s’est effectuée. Cela faisait un petit bout de temps qu’en laissant traîner l’oreille dans les cénacles de la Préhistoire, on entendait parler d’outils de pierre plus vieux que 3 millions d’années. Mais le papier a mis pas mal de temps avant d’être accepté puis publié, ce qui montre bien qu’on tenait du lourd. Très récemment, alors que les chercheurs insistaient évidemment pour que l’embargo imposé par Nature soit respecté par les journalistes, leur annonce préalable des résultats le 14 avril 2015, lors du meeting annuel de la Société de paléoanthropologie à San Francisco, a fuité dans la presse… Grâce à l’indiscrétion d’un journaliste de Science, la publication concurrente de Nature, évidemment. L’avantage de ce long parcours du combattant (mais « à découvertes extraordinaires, preuves extraordinaires », philosophe Sonia Harmand), il ne devrait guère plus y avoir de notes discordantes dans la communauté, conclut la chercheuse :

« Jusqu’à présent, tous les scientifiques qui sont venus sur le site, ont vu les outils, ou étaient dans le public de notre présentation à San Francisco ont tous accepté notre découverte et trouvé que les données que nous avons présentées étaient concluantes : le site est en place, les outils sont bien taillés et sont bien âgés de 3.3 Ma »

De quoi se tourner vers la suite l’esprit libre. Les données publiées concernent 2011 à 2013. Le site n’est pas terminé d’être fouillé et l’équipe de Sonia Harmand retourne sur le terrain en juillet, « afin de mettre au jour probablement beaucoup plus d’outils, et peut être même plus anciens… »


Référence

3.3-million-year-old stone tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya. Sonia Harmand, Jason E. Lewis, Craig S. Feibel, Christopher J. Lepre, Sandrine Prat, Arnaud Lenoble, Xavier Boës, Rhonda L. Quinn, Michel Brenet, Adrian Arroyo, Nicholas Taylor, Sophie Clément, Guillaume Daver, Jean-Philip Brugal, Louise Leakey, Richard A.Mortlock, James D. Wright, Sammy Lokorodi, Christopher Kirwa, Dennis V. Kent, and Hélène Roche.Nature, le 21 mai 2015.

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3 commentaires sur “Des outils bien plus vieux que l’Homme

  • Erwan

    Des outils bien plus vieux que « l’homme »? Je ne suis pas d’accord. Il faut définir l’homme d’abord. Homo habilis, pas un homme? Non, homo habilis n’est pas un taxon poubelle et, oui, c’est un homme. Pourquoi aussi, les rameaux des anthropidés qui auraient bifurqué auraient-ils été moins « humains »? Je me méfie des scoops retentissants comme ça, ce n’est pas très prudent du point de vue scientifique. Inversement, on peut aussi dire, comme Picq ne se prive jamais de le rappeler, qu’Homo n’est rien de plus qu’un grand singe lui-même.

    Comme je viens de le lire ailleurs (et j’approuve à 200%):

    « le « genre humain » (homo) est un genre… d’hominidés! Les hominidés regroupent les humains modernes, les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans, plus tous leurs ancêtres immédiats. Les hominines, quant à eux, constituent la lignée des hominidés à laquelle appartiennent les Ardipithèques, les Australopithèques, les Paranthropes et Homo – tous vraisemblablement non-arboricoles et bipèdes, c’est-à-dire qu’ils ne vivent/vivaient pas dans les arbres à la manière des singes et qu’ils se tiennent/tenaient debout sur leurs pieds. » (Emmanuel Legeard)

    Il y a ici un joli tableau qui remet les choses en place:
    http://evolution.berkeley.edu/evolibrary/article/evograms_07

    Mais attention! Ce n’est pas une critique méchante du tout. J’aime beaucoup ce blog sur lequel je suis venu plusieurs fois. Si c’est la première fois que je poste un commentaire, c’est parce que c’est la première fois que je note une fluctuation un peu étonnante dans la rigueur du vocabulaire.

    • laurentbrasier Auteur du billet

      Erwan, merci pour votre commentaire. Entièrement d’accord avec tout ce que vous dites, mais lorsqu’on parle d’Homme, on fait implicitement et exclusivement référence au genre Homo, qui comme vous le notez débute avec Habilis. J’ai choisi le titre pour bien montrer que le « propre de l’homme », ce n’est pas l’outil ; ça ne déprécie pas du tout nos cousins hominines, au contraire !